Introduction
Vérité et éthos de l’amour humain! Cet article tente de comprendre le fondement divin de l’amour conjugal, lequel reste difficile à percevoir dans notre contexte du divorce apparent entre la vie et l’amour, entre l’amour et le sexe. Pourtant, l’idéal c’est de conjuguer l’amour avec la vérité dans la vie sexuelle afin de vivre conformément à la volonté de Dieu qui donne une signification singulière et complète à la sexualité à partir de la logique interne de l’amour, dont l’archétype se retrouve dans l’amour entre un homme et une femme. Un amour enraciné dans la vérité épanouit la personne humaine et construit la vie. Le contraire n’est que mensonge et misère. Le primat revient à l’agir dans la liberté pour le bien de la personne. En ceci, nous aurons rapproché les quatre: liberté, vérité, amour et bien. L’éthos de l’amour humain se concrétise dans l’union sponsale du mariage rendant ainsi le mystère de Dieu accessible à l’homme
1. La vérité de l’amour (conjugal) et son fondement divin
1.1. Contexte et enjeu d’un discours sur la vérité de l’amour
Notre temps connaît une montée en flèche des fausses anthropologies qui préconisent des conceptions erronées sur l‘amour et le sexe. C’est le temps d’’’une société malade du sexe’’, qui verse soit dans la banalisation (relativisme), soit dans la saturation (excès). Ce qui entraîne un double divorce entre la vie et l’amour, entre l’amour et le sexe. Ainsi Karol Wojtyla parlait-il d’un dilemme qui pèse sur la culture contemporaine: la séparation entre la vie et la pensée[1].
Evoquons aussi l’influence galopante du spiritualisme puritain d’obédience luthérienne et les théories contemporaines du genre, qui déprécient le corps humain sans lui reconnaître ses significations intrinsèques et exaltent d’office l’amour désincarné –pour le premier– et le sensualisme charnel –pour le second–. Avec tout ce que cela entraîne comme solitude de la personne, relations fragiles et instantanées, choix relatifs et relativisés, etc., il est donc opportun de réfléchir sur l’amour vrai afin d’apprendre à le vivre dans toute sa vérité[2].
L’enjeu est que l’amour sans vérité, liquide et fragile est incapable de construire une histoire durable dans le temps, et par conséquent, comme une flotte naufragée, l’homme se noierait dans la mer du désespoir; ainsi va notre société. Pourtant, l’amour est l’acte personnel et personnificateur. Pour cela, est-il plus nécessaire de penser et offrir au monde la proposition de l’Eglise sur la vérité de l’amour pour notre société éprise d’une réelle espérance[3].
Dans l’optique de proposer la vérité de l‘amour, l’anthropologie chrétienne met en relief l’amour entre un homme et une femme comme un archétype pour comprendre les autres types d’amour, parce que Dieu a choisi les expressions sponsales pour révéler son amour au peuple élu et à l’humanité. Malheureusement, cette proposition audacieuse est bien rejetée par les fausses anthropologies qui exaltent le plaisir à travers le corps[4].
Evidemment, cette heureuse préoccupation qui nous anime de parler de la ‘’vérité de l’amour humain et la signification de la sexualité’’ a fait l’objet de plusieurs études et réflexions dans des circonstances variées, aussi bien de la part du Magistère officiel[5], des Episcopats nationaux que des théologiens. Qu’il suffise d’évoquer ici le document de l’Episcopat espagnol 2012 (La verdad del amor humano. Orientaciones sobre el amor conyugal, la ideología de género y la legislación familiar, signifie “La vérité de l’amour humain. Orientations sur l’amour conjugal, l’idéologie du genre et la législation familiale’’), dans lequel les Evêques espagnols ont voulu donner une réflexion lucide sur les temps que nous vivons, à la lumière de la Révélation divine et l’expérience humaine dans le mystère du Christ, en puisant au magistère récent de Jean-Paul II (à travers sa théologie du corps et la vocation à l’amour) et de Benoît XVI (à travers sa théologie de l’amour)[6].
1. 2. De la vérité de l’amour selon saint Jean-Paul II
Avec Livio Melina, nous réalisons que le chemin pour notre réflexion sur la ‘’vérité de l’amour’’ est donc le retour à la logique interne de l’amour afin de pouvoir répondre aux questions que l’on se pose et de soigner cette séparation entre la vérité et l’amour, caractéristique de notre société actuelle, qui la condamne dans un extrême nuisible. Bien plus, ce chemin est tracé précisément dans l’Encyclique Veritatis splendor où Jean-Paul II interprète le dynamisme de l’action comme chemin, illuminé par cette lumière d’une vérité sur le bien qui resplendit pleinement dans le visage du Christ[7].
Convaincu que seule la vérité rend libre (cf. Jn 8,32), Jean-Paul II fait remarquer que si l’amour ne s’enracine pas dans la vérité, il finit par se perdre et détruire la vie; ainsi donc est-il évident que la vérité doit être fidèle à la logique de la vie et non pas juxtaposer à une telle logique une simple abstraction. L’expression ‘’vérité de l’amour’’, typiquement wojtylienne, écrit Livio Melina, paraît vouloir rapprocher deux termes qui s’opposent nécessairement. Cette expression provoque certes la réflexion, car selon l’interprétation émotiviste prépondérante actuelle, l’amour paraît être exclu du domaine de la vérité. Dès lors, comprenons qu’un ‘’amour sans vérité’’, reste inévitablement relégué à la sphère privée de l’indécision; et en même temps, une telle fuite vers l’irrationnel paraît bien motivée par la peur d’une ‘’vérité sans amour’’ qui se constitue intellectuellement faisant abstraction de la vie et qui prétend en plus imposer de l’extérieur ses propres critères et règles à l’expérience[8].
Qu’il suffise de noter que la ‘’vérité de l’amour’’ peut bien se comprendre à partir de ce que Jean-Paul II appelle dans l’Encyclique Veritatis splendor « la question fondamentale, qui est la question de la relation entre liberté et vérité », et, plus concrètement encore, « le lien essentiel entre Vérité-Bien-Liberté » que la culture contemporaine en grande partie a perdu (cf. n.84). C’est ici qu’entre en jeu le thème de la vérité du moment que la liberté authentique doit être orientée, non vers des simples biens passagers, mais vers le vrai bien, le « bien de la personne »: sans « vérité sur le bien » il n’y a pas de liberté et, en conséquence, il n’y a pas d’amour sincère. Toutefois, il est aussi vrai que « sans liberté il n’y a pas de vérité. C’est une vérité personnelle et non rationaliste et abstraite, donc la vérité sur le bien de la personne qui décide sur le sens de la vie propre »[9].
C’est ici qu’il faut souligner avec Livio Melina la nouveauté méthodologique de la réflexion de Jean-Paul II dans ses catéchèses où le Pape parle de la vérité de l’origine qui se réfère au plan original de Dieu dans la création de l’homme et de la femme, révélé dans le livre de la Genèse. Ce principe est Christ lui-même en qui tout a été créé et que, par son incarnation s’est uni d’une certaine manière à tout homme[10].
Voilà qui donne lieu à l’ébauche de la méthode que Jean-Paul II appelle ‘’anthropologie adéquate’’ qui consiste à réaliser une circularité herméneutique entre Révélation biblique qui a son point culminant en Christ, et l’expérience originale, conservée dans le cœur de tout homme concret. Et Juan de Dios Larrú confirme que c’est bien à partir du mystère du Christ que l’auteur des catéchèses sur la théologie du corps situe l’approche de la vérité de l’amour conjugal[11]. En fait, la vérité de l’amour humain, spécialement dans l’union sponsale du mariage, est en définitive une manière privilégiée de rendre le mystère de Dieu accessible à l’homme[12].
2. De l’amour conjugal dans la vie des époux
Dans son ouvrage Amour et responsabilité, écrit 28 ans avant de devenir Pape, Karol Wojtyla-Jean-Paul II distinguait plusieurs formes d’amour, allant de la sympathie élémentaire pour quelqu’un (amour complaisance), à l’amour concupiscence (de désir de l’autre), jusqu’à l’amour bienveillance qui consiste à vouloir le bien de l’autre. Mais ce troisième sens d’amour n’est pas la forme achevée de l’amour, dit Karol Wojtyla. Il y a une forme ultime de l’amour qu’il appelle l’’’amour sponsal’’, l’amour suprême qui est don total de soi à l’autre. Qu’est-ce à dire? Le mot ‘’sponsal’’ vient du latin sponsus, l’époux ou sponsa, l’épouse. Est sponsal ce qui se rapporte à la nuptialité dans le sens du don total de soi, mais ne se limite pas à conjugal. L’amour sponsal, c’est l’amour propre des époux, autrement dit l’amour des épousailles ou, plus exactement, cette forme de maturité de l’amour qui permet des épousailles. Cet amour sponsal consiste dans le ‘’don de soi’’, de son propre ‘’moi’’, dans le don de la personne. Se donner, c’est plus que vouloir du bien de l’autre. L’amour achevé c’est l’amour dans lequel on se donne à une autre personne[13].
Outre cela, toute personne humaine, explique Jean-Paul II en citant la définition anthropologique de Gaudium et spes nº 24,3 (qui est la clé de voûte anthropologique de la théologie du corps), est faite pour vivre un amour sponsal: « L’homme (…) ne s’accomplit pleinement que dans le don sincère de lui-même ». Nous sommes tous concernés, quelle que soit notre vocation, car l’amour sponsal –ce don sincère de soi– se vit fondamentalement de deux manières différentes: d’une part, dans la vie conjugale et dans la vie consacrée; aussi toutes les personnes (temporairement ou durablement) célibataires sont appelées à vivre l’amour sponsal virginal[14].
Par ailleurs, Jean-Paul II s’est interrogé sur l’intention de Dieu en créant l’homme comme homme et femme. La réponse, il a la retrouve en relisant les 2 chapitres de la Genèse où il découvre que Dieu a créé l’homme et la femme à son image et à sa ressemblance (Gn 2, 27), pour une vie de communion des personnes et de fécondité (Gn 2,21-23). Ce sera le point de départ de sa théologie du corps, qu’il intitule aussi ‘’l’amour humain dans le plan divin’’.
Quel est la place de cet amour authentique dans le mariage? L’amour conjugal est en quelque sorte le cœur, l’âme du mariage. Ainsi les finalités du mariage sont celles de l’amour conjugal. L’amour conjugal est l’accomplissement du mariage: c’est lui qui permet aux époux de répondre aux exigences du mariage en tant que signe sacramentel[15].
Et Jean-Paul II confirme que l’amour conjugal, soutenu par la grâce sacramentelle du mariage, est une des voies de réalisation plénière de la personne par le don d’elle-même. Si le Concile Vatican II affirme dans la constitution Gaudium et spes que l’homme ne peut se réaliser pleinement que dans le don sincère de soi-même, c’est-à-dire le don total et sans réserve, n’est-ce pas finalement l’autre nom de la sainteté? A côté de la virginité consacrée, le mariage est ainsi réellement, par et dans l’exercice d’une sexualité du don, une voie de sainteté à part entière[16].
Quant au pape François, évoquant la croissance dans la charité conjugale, il souligne que « c’est l’amour qui unit les époux, sanctifié, enrichi et éclairé par la grâce du sacrement de mariage. C’est une ‘’union affective’’, spirituelle et oblative, mais qui inclut la tendresse de l’amitié et la passion érotique, bien qu’elle soit capable de subsister même lorsque les sentiments et la passion s’affaiblissent »[17].
Bref, la vérité de l’amour humain n’est pas à la merci des préférences de chacun, mais il est révélé par Dieu et rencontre un lieu emblématique de réalisation dans la relation conjugale de l’homme et de la femme. D’où le mystère de l’action conjugale est à saisir dans l’union de la nature et la grâce.[18]
Conclusion
Dans cette réflexion, il s’est agi de comprendre et d’expliquer, à travers les catéchèses sur la théologie du corps, ce qu’est la vérité de l’amour. Quelle est son importance dans les catéchèses de Jean-Paul II, à la lumière du langage du corps ? Peut-on apprendre à aimer en lisant et relisant, d’année en année, le langage du corps que Dieu a inscrit dans l’homme et la femme, et comment tous les deux peuvent rencontrer dans leur vie la plénitude du bonheur en vertu de la charité conjugale à laquelle ils sont appelés ? Remarquons-le, les catéchèses n’utilisent jamais l’expression ‘’charité conjugale’’. Certes, la compréhension des catéchèses induit à saisir qu’il y a une relation intrinsèque entre le dynamisme de l’amour humain et la révélation de la charité comme amour divin. Dans ce sens, il est donc nécessaire d’élaborer une analogie de l’amour pour pouvoir capter la spécificité de l’amour conjugal comme reflet de l’amour par excellence. Désormais, si l’amour conjugal est le prototype des autres relations amoureuses, il a sa raison d’être ?
En définitive, l’essentiel de cette essai repose sur l’expérience d’unité originelle qui nous permet de comprendre que le corps humain (parce que l’homme masculin-féminin a été créé en tant que corps) est sponsal ou conjugal, c’est-à-dire qu’il est fait pour l’amour, qu’il est fait pour la relation. Ceci révèle bien une conséquence de la nature symbolique du corps humain. En réfléchissant sur la vérité de l’amour conjugal, nous devrions avoir cette prémisse qui plonge dans la création de l’homme-femme appelé à la ‘’communion des personnes’’ et à la ‘’procréation’’. Se profile ainsi la sexualité qui devient de fait un langage, c’est le langage du corps, lequel vécu dans toute sa vérité par les époux est susceptible de constituer leur bonheur et les faire participer aux noces éternelles.
Dr François Tshionyi Kazadi
Théologien spécialiste de Jean-Paul II
[1] K. Wojtyla, El taller del orfebre. Meditación sobre el sacramento del matrimonio, expresada a veces en forma de drama (BAC, Madrid 2006) 48.
[2] Cf. J. Larrú, « La verdad del amor y su fundamento divino como vocación a la comunión », en: J. Larrú (ed.), La grandeza del amor humano…, 9-11.
[3] Cf. Ibid., 20.
[4] Cf. Ibid., 9-11.
[5] Citons les Catéchèses de Jean Paul sur la théologie du corps (de 1979 à 1984); Familiaris consortio; Gratisimam sane; Conseil Pontifical Pour La Famille, Vérité et signification de la sexualité humaine. Des orientations pour l’éducation en famille (1995); Benoît XVI, Deus est caritas; François, Amoris laeticia 2016.
[6] Cf. J. Larru, « La verdad del amor y su fundamento divino como vocación a la comunión », en: J. Larrú (ed.), La grandeza del amor humano…, 19.
[7] Cf. L. Melina, « La verdad del amor: Veritatis splendor », dans: L. Melina – S. Grygiel, Amar el amor humano. El legado de Juan Pablo II sobre el Matrimonio y la Familia (Edicep, Valencia 2008) 242.
[8] Cf. Ibid., 241.
[9] Cf. Ibid., 242-252.
[10] Cf. Ibid.
[11] Cf. J. Larrú, « La verdad del amor y su fundamento divino como vocación a la comunión », en: J. Larrú (ed.), La grandeza del amor humano…, 16.
[12] Cf. Jean-Paul II, La théologie du corps: l’amour humain dans le plan divin. Introduction, traduction, index, tables et notes de Yves Semen (Cerf, Paris 2014). 65.
[13] Cf. K. Wojtyla, Amour et responsabilité. Etude de morale sexuelle (Parole et silence, Paris 2014) 65-91.
[14] Cf. Jean-Paul II, La théologie du corps…, 41-53.
[15] Cf. Catéchèse sur la théologie du corps, n° 123 du 2 avril 1980.
[16] Cf. Y. Semen, La spiritualité conjugale selon Jean-Paul II (Presses de la renaissance, Paris 2010) 18-19.
[17] François, Amoris laetitia, 120.
[18] Cf. J. D. Larrú, El misterio de la acción conyugal. Perspectivas abiertas a 50 años de Humanae vitae (Publicaciones San Dámaso, Madrid 2019).