Introduction
L’élément clé qu’il nous faut souligner d’emblée ici trouve sa source dans l’expérience vitale : la vocation de la personne à l’amour et la relation de l’amour humain avec l’amour divin. Cet article traite essentiellement de la notion théologique de la vocation originaire de l’homme à l’amour et des implications y afférentes. La vocation à l’amour est bien la recherche du bel amour qui trouve son origine, sa racine et son modèle dans l’amour gratuit de Dieu.
1. Ce qu’est la vocation à l’amour
La vocation à l’amour est une catégorie théologique que nous rencontrons dans le Magistère de Jean-Paul II. Elle forme ensemble avec le ‘’mystère divin d’amour’’ deux axes clés du riche Magistère du saint Pape. Plongeant ses racines dans les écrits antérieurs de Karol Wojtyla sur l’amour sponsal (Cf. son livre Amour et responsabilité) et se poursuivant dans les catéchèses sur l’amour humain, la vocation à l’amour trouve son expression claire dans l’Encyclique Redemptor hominis (nº 10)[1] où le pape en donne les lignes de base, jusqu’à l’exhortation apostolique Familiaris consortio où nous rencontrons les développements postérieurs de cette catégorie théologique[2].
Nous lisons dans cette dernière exhortation la définition la plus complète que notre auteur donne à propos de la dynamique de la vocation à l’amour :
« Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance : en l’appelant à l’existence par amour, il l’a appelé en même temps à l’amour. Dieu est amour et il vit en lui-même un mystère de communion personnelle d’amour. En créant l’humanité de l’homme et de la femme à son image et en la conservant continuellement dans l’être, Dieu inscrit en elle la vocation, et donc la capacité et la responsabilité correspondantes, à l’amour et à la communion. L’amour est donc la vocation fondamentale et innée de tout être humain. Puisque l’homme est un esprit incarné, c’est-à-dire une âme qui s’exprime dans un corps et un corps animé par un esprit immortel, il est appelé à l’amour dans sa totalité unifiée. L’amour embrasse aussi le corps humain et le corps est rendu participant de l’amour spirituel »[3].
Ce paragraphe peut bien être la meilleure synthèse de ce que Jean-Paul II affirme sur la vocation à l’amour dans ses écrits et son magistère. Dieu est amour, par amour il appelle l’homme à l’existence, et par amour il se révèle. C’est la vocation originaire à l’amour. De fait, la vocation humaine à l’amour est la réponse de l’homme à l’amour premier de Dieu, qui l’a créé et appelé à l’existence, et que, au même moment le rend capable et l’appelle au don de soi et à la communion. L’amour se convertit ainsi en vocation originaire de l’être humain.
Nous tirerons suffisamment toute la lumière des aspects fondamentaux de cette référence de Familiaris consortio tout au long de ce chapitre : l’amour est la vocation fondamentale de toute la personne ; la vocation à l’amour trouve sa source et son fondement dans l’Amour originaire de Dieu ; nés de l’Amour gratuit de Dieu, nous sommes en même temps appelés à l’amour ; la vocation à l’amour est imprimée aussi dans le corps ; la vocation ultime de l’être humain, créé à l’image de Dieu, est de participer au mystère divin de l’amour, mystère de communion.
Le pape émérite Benoît XVI écrit que l’option fondamentale de la vie du chrétien est exprimée dans ce passage de Saint Jean: « Nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous et nous y avons cru (cf. Jn 4,16) ». Nous avons donc cru dans l’amour parce que Dieu nous a aimés le premier (cf. 4,10). Dès lors, l’amour n’est pas un commandement, sinon la réponse au don de l’amour, avec lequel Dieu vient à notre rencontre[4].
Cependant, il convient de distinguer entre la vocation universelle à l’amour et les expressions (deux) de l’amour humain: l’amour sponsal conjugal et l’amour sponsal virginal comme les deux manières de réaliser cette vocation humaine à l’amour[5]. « La Révélation chrétienne connaît deux façons spécifiques de réaliser la vocation à l’amour de la personne humaine, dans son intégrité: le mariage et la virginité. L’une comme l’autre, dans leur forme propre, sont une concrétisation de la vérité la plus profonde de l’homme, de son «être à l’image de Dieu » (FC 11).
La visée dans cette analyse de la pensée de Jean-Paul II, c’est que nous arrivions à comprendre que l’amour est la vérité originaire de la personne: créée par amour et appelée à l’amour. A cette vérité, en effet, correspond une vocation originaire: la vocation à l’amour. Et la voie pour découvrir cette vérité est, pour Jean-Paul II, le retour à ’’l’origine’’[6].
En effet, l’itinéraire de la vocation à l’amour commence dans la reconnaissance première de l’amour originaire de Dieu qui nous aime pour nous-mêmes, qui nous appelle à l’existence.
On ne le dira jamais assez, l’amour est la vocation fondamentale de toute personne. La vocation à l’amour rencontre sa source et son fondement dans l’Amour originaire de Dieu, qui par amour appelle à l’existence l’être humain, créé à son image et à sa ressemblance (nous sommes nés de l’amour) ; et qui, ipso facto, l’appelle à l’amour. Ainsi donc, nés de l’amour gratuit de Dieu, nous sommes, au même moment, appelés à l’amour, caractérisé principalement par la vocation sponsale et communionnelle, à travers le don de soi. L’appel à l’existence, redisons-le, va ensemble avec l’appel à l’amour, d’après Jean-Paul II[7].
Remarquons à partir du paragraphe 3 de la catéchèse 13 du 02 Janvier 1980 que Jean-Paul II n’éclaire pas l’amour à partir du ‘’bien’’ mais à partir du don. Il montre que créer, c’est donner l’être. Ainsi dépasse-t-il la vieille expression ‘’créer ex nihilo’’, en confirmant que Dieu ‘’crée ex amore’’. La création surgit donc de l’amour: « L’Amour seul crée le bien et lui seul peut, en définitive, être perçu dans toutes ses dimensions et sous tous ses profils dans les choses créées et surtout dans l’homme ».[8]
C’est donc l’amour qui est la cause du bien. L’amour suppose l’existence du bien. Et ensuite, l’amour suscite le bien. Dans l’un des cas l’amour précède, et dans l’autre, le bien succède à l’amour. Ici, Jean-Paul II revient plus à la définition de Saint Thomas sur l’amour de bienveillance tout en affirmant que l’amour est source du bien. La création est un bien qui jaillit de l’amour, ainsi explique-t-il le mystère de la création en tant que don qui jaillit de l’amour. Cette expression est un terme technique chez Jean-Paul II[9].
La vocation originaire à l’amour est en premier lieu un appel à être fils, à nous reconnaitre ‘’enracinés’’ dans cet Amour de Dieu qui nous fait être et qui provient de Dieu. Voilà pourquoi Jean-Paul II insiste sur le fait que la vocation à l’amour est la recherche du ’’bel amour’’ dont l’origine, la racine et le modèle se retrouvent dans l’amour gratuit de Dieu[10]. Avançons, dans la section suivante, avec les différentes étapes du cheminement dans la vocation à l’amour.
2. La vocation à l’amour: mémoire et promesse, don et tâche
En tant que tel, l’amour est une révélation divine, que l’être humain peut découvrir en sa propre expérience de l’amour humain. Aussi, l’amour conduit l’homme dans la ‘’dynamique du don’’, à travers le ‘’schéma de présence-rencontre-communion’’. L’amour est une ‘’présence préalable’’ en tant que ‘’mémoire d’un Amour originaire’’, qui vient de Dieu ; et au même moment comme ‘’promesse’’ et ’’tâche’’ d’une communion à réaliser. Ainsi donc, l’amour est l’acte humain par excellence où se révèlent l’origine et le destin de la personne[11].
Ruben Manrique Gonzalez écrit avec clarté que la révélation de la personne dans la rencontre n’inclut pas seulement la mémoire d’un amour originaire (‘’je suis aimé’’), mais elle inclut aussi une promesse (‘’j’aime’’). Il se révèle ainsi l’identité personnelle complète qui inclut la vocation à aimer selon la même mesure. On découvre que la présence amoureuse de l’autre est une promesse de plénitude, de communion, que l’on peut atteindre seulement en aimant, pour autant que l’autre interpelle ma liberté. En résumé, l’identité personnelle est mémoire d’un amour préalable qui à l’origine nous aime, et promesse de la communion que seul l’amour engendre. Donc, la vocation à l’amour est une révélation dans l’expérience[12].
Dès lors, dans la perspective de la vocation à l’amour et la communion des personnes, il y a un don et une tâche. A travers la révélation et l’expérience, nous comprenons que dans la vocation originaire à l’amour, la personne est témoin d’un amour reçu, dans lequel elle est enracinée (don originaire), et de la promesse d’un amour qui se transforme en tâche (don de soi) jusqu’à atteindre la communion des personnes[13].
Comme on peut le voir, l’amour est présent dans la rencontre originaire, où la stupeur devant la présence de l’autre se vit comme une union affective (niveau affectif), qui nous conduit à approuver l’existence de l’autre et à rencontrer en lui la réponse à notre identité (niveau anthropologique). Ainsi nous recevons la présence de l’autre, comme mémoire d’un amour premier, originaire et créatif, qui nous renvoie à une dynamique de donation (niveau métaphysique). Autant, la mémoire de nous reconnaître aimé inclut l’appel à aimer, autant elle cherche l’union réelle dans la communion de personnes (niveau moral)[14].
Dans cette perspective, la vocation à l’amour paraît une clé pour interpréter les expériences originelles anthropologiques. Lorsque nous nous référons à ‘’l’origine’’, nous y découvrons la signification de l’expérience de la solitude comme un appel à la communion.
3. L’itinéraire complet de la vocation originaire à l’amour
L’itinéraire complet de la vocation originaire à l’amour s’inscrit donc dans la perspective personnaliste ; cette vocation inclut non seulement ce qu’est la personne mais aussi ce que la personne devient[15]. Dans ce même ordre d’idée, la vocation à l’amour est aussi imprimée dans le corps humain. Dans l’amour humain, le corps prend une place importante: il est le signe visible des profondeurs de chaque personne. Et la vocation ultime de l’être humain, créé à l’image de Dieu, est la participation au mystère divin de l’amour, mystère de communion ; car Dieu est amour et vit en soi-même un mystère de communion personnel d’amour qu’il l’a inscrit dans l’humanité de l’homme et de la femme comme vocation, les rendant capables et responsables de l’amour et de la communion[16].
3.1. La dimension filiale
Nous partons de deux axes transversaux —l’image de Dieu est imprimée dans l’être humain— et nous assistons à un binôme: nous sommes créés par amour et nous sommes appelés à l’amour. Né de l’Amour du père, l’homme est appelé à être fils. C’est la signification filiale du corps: la première révélation que nous montre le corps est que nous sommes issus de l’autre, nous recevons la vie de l’autre. Le caractère filial du corps, cette expérience d’être fils, est une donnée fondamentale, première, que nous rencontrons en venant au monde. Nous nous reconnaissons enracinés dans cet Amour qui nous fait exister et qui vient de Dieu. La vocation à l’amour paraît ainsi et avant tout la révélation de la Paternité de Dieu[17].
Le concept ‘’signification filiale du corps’’ est un des concepts clés chez Jean-Paul II. Il signifie que le corps parle, qu’il a un langage et qu’il révèle la personne. Ainsi pouvons-nous comprendre la personne dans son caractère filial, sponsal, générateur et plénier à travers le processus complet de la vocation à l’amour.[18]
Et au plan humain, nous rencontrons l’amour au sein de la famille, nous dépendons ainsi de l’amour des parents[19]. Disons avec le professeur Juan José Pérez-Soba que l’amour premier qui façonne l’homme et le constitue est l’amour filial[20]. Mais l’amour des parents devra nous renvoyer à un Amour plus originaire et premier qui nous fait exister, celui du Créateur.
3.2. Signification sponsale du corps
L’homme est appelé à l’amour et au don de soi pour être époux. C’est la signification sponsale du corps, pour laquelle il est dit dans les Catéchèses que « la révélation est unie à la découverte originaire de la signification ‘’sponsale’’ du corps »[21].
Il urge de relever ici que les Catéchèses de saint Jean-Paul II sur l’amour humain mettent l’accent sur la dimension sponsale. Or c’est l’expérience filiale qui est première et conduit à l’expérience sponsale. Autrement dit, la signification filiale précède et rend possible la signification sponsale selon laquelle nous sommes appelés à l’amour et au don de soi. La vocation à l’amour comme don initial inclut une promesse de communion et un appel à répondre avec le don de notre propre vie.
Par ailleurs, fort de sa signification filiale (expression que saint Jean-Paul II n’utilise pas explicitement), —parce qu’il est témoin du don originaire (prophétisme du corps[22])— et procréatrice, le corps est témoin du don originaire; c’est ainsi qu’il insère l’être humain dans la logique du don et nous parle de la vérité selon laquelle notre existence nous la recevons de Dieu[23]. D’où l’affirmation suivante : « Par le moyen du corps, la personne humaine est “mari” et “femme”; en même temps, dans cet acte particulier de “connaissance”, où la masculinité et la féminité interviennent personnellement, il semble que se réalise également la découverte de la “pure” subjectivité du don: c’est-à-dire la mutuelle réalisation de soi dans le don »[24].
3.3. La dimension filiale, ouverture à la perspective sponsale
Le premier homme et la première femme jouissent de la filiation en tant qu’enfants de Dieu, présence préalable et amour originaire, mais leur identité ne s’épuise pas là-bas. L’expérience de la filiation constitue certainement pour l’homme l’essentiel pour la découverte de son identité et de sa vocation. L’amour filial découvre et ouvre pour l’homme un nouvel amour[25].
A cet effet, la vocation à l’amour se manifeste aussi dans la rencontre avec l’autre —qu’on aime et par qui l’on est aimé— ; cette rencontre interpersonnelle inclut donc une promesse de communion et conduit au don de soi. Elle va au-delà du simple fait d’être fils et engendre une nouvelle dimension personnelle, celle d’être époux: c’est la communion des personnes à travers le don de soi qui réalise ainsi la plénitude de la personne. C’est cette perspective sponsale que le récit de Gn 2 rend de manière simple, mais chargé de sens: « Pour cela, l’homme quittera son père et sa mère, s’attachera à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair » (Gn 2,24)[26].
Voilà le sens de la donation sponsale: « La présence de l’autre est un don pour moi qui me réclame ma propre donation »[27]. Dès lors, la donation de soi et l’acceptation de la donation de l’autre est la base qui nous permet la communion interpersonnelle, car l’homme, d’après GS 24,3, est l’unique créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, et qui ne peut se réaliser pleinement que dans le don sincère de soi-même aux autres.
Il convient de relever que la vocation à l’amour, dans sa perspective sponsale, se réalise dans deux états différents: le mariage et le célibat pour le ‘’Règne des cieux’’, ayant chacun ses caractéristiques spécifiques. Il est clair que c’est dans l’état matrimonial que se vit l’amour humain entre l’homme et femme à travers une donation sponsale. Aussi faut-il le rappeler, « …l’homme est appelé à l’amour en tant qu’esprit incarné, c’est-à-dire âme et corps dans l’unité de la personne. L’amour humain embrasse aussi le corps et le corps exprime aussi l’amour spirituel »[28].
3.4. La signification génératrice du corps
Retenons, au demeurant, que l’homme est appelé aussi à l’amour et au don de la vie pour être parents. C’est la signification génératrice du corps qui est inscrite dans l’acte de ’’connaissance’’ réciproque des conjoints ouvrant ainsi le cycle biblique originel de la ’’connaissance-génération’’[29]: « Adam connut Eve, sa femme ; elle conçut et enfanta Caïn Elle enfanta encore Abel, son frère (Gn 4, 1-2). Cela fait bien partie de la révélation biblique du corps qui implique ‘’simultanément la vraie signification du corps humain, sa signification personnelle et sa signification de communion »[30].
Cette idée se retrouve à la catéchèse 21: « La femme se trouve devant l’homme comme mère, sujet de la nouvelle vie humaine qui a été conçue et se développe en elle et qui d’elle naît au monde. Et ainsi se révèle également à fond le mystère de la masculinité de l’homme, c’est-à-dire la signification génératrice et “paternelle” de son corps »[31].
Ceci dénote que la signification sponsale du corps inclut aussi le don d’engendrer une nouvelle vie. Cela va de pair avec l’expression similaire de ‘’signification procréatrice du corps’’, laissant entendre ainsi que la « procréation fait que ‘’l’époux et l’épouse’’ se connaissent réciproquement dans le ‘’troisième’’ engendré par eux deux. C’est pourquoi cette ‘’connaissance’’ devient une découverte, en un certain sens une révélation du nouvel être humain dans lequel l’un et l’autre, homme et femme, se reconnaissent encore eux-mêmes, découvrent leur humanité, leur vivante image »[32]. Au fait, la signification procréatrice du corps est enracinée dans la signification sponsale du corps dont elle émerge organiquement.
La vocation à l’amour révèle le sens plus vrai et profond de la vie: être un don qui se réalise, à travers ‘’être-père’’ ou ‘’être-mère’’. Il y a une mutuelle implication, en effet, entre la signification sponsale du corps et la signification génératrice. Voyons comment. L’union des époux en une seule chair devra conduire à l’autre identité: êtres parents. D’après le témoignage du livre de la Genèse, Eve s’exclame avec pleine d’admiration: «…j’ai acquis un homme avec le secours de Yahweh » (Gn4, 1) et devient la « mère de tous les vivants » (Gn 3,20). Pour cette raison précieuse, la donation de soi doit inclure nécessairement l’ouverture à la vie ; et le don de la vie requiert un processus de donation, une générosité préalable à se donner[33].
Au vu de Jean-Paul II qui analyse le thème de la connaissance et la génération, le livre de la Genèse parle de la capacité de l’homme et la femme de transmettre la vie, de donner naissance à un nouvel être. Il s’agit donc de la fécondité comme une bénédiction et comme un commandement: « Soyez féconds… » (Gn 1,8); mais c’est avant tout une bénédiction.
De fait, la relation entre l’union sexuelle de l’homme et de la femme et la génération d’un nouvel être, à l’image et ressemblance de Dieu, est un élément structurel du don. Pour le dire avec Jean Paul II :
« En conséquence, la sexualité, par laquelle l’homme et la femme se donnent l’un à l’autre par les actes propres et exclusifs des époux, n’est pas quelque chose de purement biologique, mais concerne la personne humaine dans ce qu’elle a de plus intime. Elle ne se réalise de façon véritablement humaine que si elle est partie intégrante de l’amour dans lequel l’homme et la femme s’engagent entièrement l’un vis-à-vis de l’autre jusqu’à la mort. La donation physique totale serait un mensonge si elle n’était pas le signe et le fruit d’une donation personnelle totale, dans laquelle toute la personne, jusqu’en sa dimension temporelle, est présente. Si on se réserve quoi que ce soit, ou la possibilité d’en décider autrement pour l’avenir, cela cesse déjà d’être un don total. Cette totalité, requise par l’amour conjugal, correspond également aux exigences d’une fécondité responsable: celle-ci, étant destinée à engendrer un être humain, dépasse par sa nature même l’ordre purement biologique et embrasse un ensemble de valeurs personnelles dont la croissance harmonieuse exige que chacun des deux parents apporte sa contribution de façon permanente et d’un commun accord. Le «lieu» unique, qui rend possible cette donation selon toute sa vérité, est le mariage, c’est-à-dire le pacte d’amour conjugal ou le choix conscient et libre par lequel l’homme et la femme accueillent l’intime communauté de vie et d’amour voulue par Dieu lui-même(23), et qui ne manifeste sa vraie signification qu’à cette lumière »[34].
De ce qui précède, il est évident d’affirmer que, pour autant que la personne est appelée à construire une communion, celle-ci se construit sur base des expériences de la vie (filiation, fraternité, sponsalité et paternité) qui correspondent toutes à des étapes de la vie, à savoir l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte et la vieillesse[35].
Ici apparaît une nouvelle catégorie comme clé d’interprétation des expériences originelles dans les catéchèses: le temps, qui s’ajoute à la première catégorie d’amour ou de vocation à l’amour. Il faut apprendre, écrivent Sanchez Lopez et Muñoz Chacón, à être fils, frère, époux et parent; ce qui se réalise dans le temps[36].
Comme on le voit, ces expériences de communion des personnes dans le temps se réalisent dans la famille: c’est dire que la vocation à l’amour se vit en famille. L’expérience de la communion est importante. Et l’homme nécessite être aimé et d’aimer, car personne n’existe sans le concours des personnes (car no hay persona sin personas, comme on le dit en espagnol).
Ainsi la « famille, fondée par l’amour et vivifiée par lui, est une communauté de personnes: les époux, homme et femme, les parents et les enfants, la parenté. Son premier devoir est de vivre fidèlement la réalité de la communion dans un effort constant pour promouvoir une authentique communauté de personnes. Le principe interne, la force permanente et le but ultime d’un tel devoir, c’est l’amour: de même que sans amour la famille n’est pas une communauté de personnes, ainsi, sans amour, la famille ne peut vivre, grandir et se perfectionner en tant que communauté de personnes.[37] »
L’homme est appelé à vivre la vie divine ou la communion avec Dieu. C’est bien là la vocation à participer à la vie divine: ‘’l’homme, né de l’amour et appelé à l’amour et à la communion avec Dieu’’. En parcourant tout l’itinéraire de la vocation à l’amour, nous réalisons que l’être humain est reflet et image de la dynamique interne de l’amour qui se donne dans l’intimité de Dieu. Comprise dans cette optique, et eu égard à tout ce qui précède, il s’ensuit que notre vocation ultime est de participer et de nous insérer dans la même Communion Trinitaire, Dieu étant à l’origine et à la fin de notre vocation[38].
3.5. La finalité de la vocation à l’amour: Dieu, origine et fin de la vocation à l’amour
Qu’il suffise d’évoquer aussi ici la centralité de l’ « évènement-Christ ». En effet, pour notre auteur, Christ est la révélation pleine du mystère de Dieu et du mystère de l’homme. En lui sont unies révélation et anthropologie, donc le divin et l’humain. Christ, d’une part, révèle à l’homme sa vocation (GS 22): né de l’amour et appelé à l’amour et à la communion avec Dieu ; et d’autre part, restaure, grâce à sa rédemption, l’amour humain et rend l’homme capable d’aimer à la mesure divine. L’expérience de l’amour humain rencontre en Christ sa vérité et sa mesure authentique[39].
En fait, la théologie du corps trouve dans la vocation à l’amour son sens authentique et toute sa raison d’être. Toute la signification de la dimension corporelle de l’homme (dans ces trois perspectives: filiale, sponsale et procréatrice) révèle le mystère de la personne qui découvre dans son expérience propre un appel originaire à l’amour.
4. La théologie du corps et la vocation
Il y a lieu d’affirmer ici, sans tergiverser, que la théologie du corps, suivant l’itinéraire ci-haut décrit, rencontre son plein sens et sa raison d’être dans la vocation à l’amour. Ainsi doc, toute la signification de notre corps (à partir de la triple perspective: filiale, sponsale et génératrice) révèle le mystère de la personne qui découvre dans sa propre expérience un appel primordial à l’amour. Dans ce sens, reconnaissons que saint Jean-Paul II construit une théologie du corps qui met en lumière la vérité et la vocation originaire de la personne à l’amour. C’est la conscience profonde de la signification du corps, dans sa masculinité et sa féminité, qui est indispensable sur la voie de cette vocation (cf. Cat. 23, 5 du 02 avril 1980). Pour bien dire, c’est dans la vocation première de la personne à l’amour que la théologie du corps trouve son vrai sens et sa raison d’être. Alors le corps réalise une mission prophétique et parle un langage dont il n’est pas lui-même l’auteur (cf. Cat. 107, 2 du 26 janvier 1983) ; son auteur est l’être humain en tant qu’homme ou femme, en tant qu’époux ou épouse ; l’être humain avec son éternelle vocation à la communion des personnes. Déjà à l’origine, le corps a été constitué de manière que les plus profondes paroles de l’esprit: paroles d’amour, de donation, de fidélité, exigent un langage du corps approprié. Sans celui-ci, elles ne sauraient être pleinement exprimées. (cf. Cat. 105,7 du 12 janvier 1983)[40].
Dans Amour et responsabilité, Karol Wojtyla note que la vocation à l’amour est toujours l’orientation principale de l’amour humain. Elle implique non seulement l’amour, mais aussi le don de soi fait pas amour (…). Ceci est d’autant vrai que Dieu nous parle, il se révèle dans notre expérience à travers le corps, en nous montrant notre authentique identité (nous sommes nés de l’amour) et notre vocation (nous sommes appelés à l’amour). Le corps est témoin du don qui provient de Dieu (présence créative et originaire) ; il est accueil et ouverture au don de l’autre personne (rencontre originaire), et rend possible l’échange du don de soi, qui crée l’authentique communion des personnes[41].
Conclusion
La vocation à l’amour, « vocation fondamentale et innée de tout être humain » (FC 11) transparaît sous deux axes précis: d’une part, l’appel de l’homme au don de soi et l’accueil de l’autre, et d’autre part, le mystère de Dieu qui l’appelle. Ainsi Jean-Paul II a-t-il eu raison de dire que l’homme, sans amour, devient « un être incompréhensible pour lui-même »[42]. Rappelons avec Henrique Manrique González que le corps insère l’homme dans l’herméneutique du don, parce qu’il témoin du don qui vient de Dieu (présence), parce qu’il est accueil et ouverture au don de l’autre être personnel (rencontre), et aussi parce qu’il facilite l’échange du don de soi réciproque afin de former une authentique communion des personnes (communion)[43]. Nous expliquons comment opère cette logique du don dans un autre article: cf.: https://fr-tshionyi-lamerveille1.com/lamour-genere-la-logique-du-don/.
[1] Dans ce texte de Redemptor hominis 10, le pape indique la valeur de l’amour pour tout être humain: « L’homme ne peut vivre sans amour. Il demeure pour lui-même un être incompréhensible, sa vie est privée de sens s’il ne reçoit pas la révélation de l’amour, s’il ne rencontre pas l’amour, s’il n’en fait pas l’expérience et s’il ne le fait pas sien, s’il n’y participe pas fortement ».
Références bibliographiques
[2] Cf. J-J. Perez-Soba, “Vocación al amor y teología del cuerpo”: Aula Magna, Congreso RH (Roma, noviembre 2009). Cf. http://www.almudi.org/noticias-articulos-y-opinion/1465-Vocacion-al-amor-y-teologia-del-cuerpo (16 Octubre 2012).
[3] Jean-Paul II, L’Exhortation Apostolique Familiaris Consortio, 11.
[4] Cf. Benedicto XVI – J. Ratzinger, El amor se aprende. Las etapas de la familia (Romana Editorial, Madrid 2012, 17-18.
[5] P. M. Court, Présentation au livre de J. Laffite –L. Melina, Amour conjugal et vocation à la sainteté (Paray-le-Monial 2001) 12-13.
[6] L’origine est « le premier héritage dans le monde de tout être humain, homme et femme, la première attestation de l’identité humaine selon la parole révélée, ‘’la première source de la certitude’’ de sa vocation en tant que personne humaine créée à l’image de Dieu lui-même… »: Cat. 23, 1 du 02 avril 1980.
[7] Suivons à propos María Teresa Cid Vlázquez dans son article « Educar en amor: un camino de aprendizaje »: note que l’amour, du point de vue de la révélation personnelle, est une réponse de l’homme et une insertion dans une histoire de l’amour qui le précède et doit être le chemin de sa propre réalisation. Unir le moment naturel de l’amour et la liberté qui conduit à l’expression de toute la personne, est le fondement qui permet de parler de l‘amour comme une vocation.
[8] Catéchèse du 16, 1 du 30 Janvier 1980.
[9] Cf. P. Ide, « De Amour et responsabilité à la Théologie du corps », dans: Y. SEMEN (dir.), Amour humain, amour divin. Actualité de la théologie du corps. Actes du Colloque inaugural de l’Institut de Théologie du corps (Paris 2015) 47, 54-64.
[10] Cf. Jean-Paul II, Cruzando el lumbral de la esperanza (Barcelona 1994) 133.
[11] Cf. R. M. Gonzalez, La vocación al amor: una revelación en la experiencia. Un estudio en las catequesis de Juan Pablo II sobre el amor humano en el plano divino (Publicaciones de la Facultad de teología del Norte de España, Burgos 2014) 237.
[12] Cf. Ibid., 349.
[13] Cf. Ibid., 472.
[14] Cf. L. Melina-J. Noriega-J.J. Perez-Soba, Caminar a la luz del amor. Los fundamentos de la moral cristiana, (Madrid 2010) 168-175.
[15] Cf. R.M. Gonzalez, Citant E. Mounier, Manifeste au service du personnalisme, (Éditions du Seuil, Paris 1961 et 2000) 474-649.
Lire aussi J.J. Perez-Soba, La pregunta por la persona, la respuesta de la interpersonalidad. Estudio de una categoría personalista (Publicaciones de la Facultad de Teología “San Dámaso”, Madrid 22005) 64s.
[16] Cf. R.M. Gonzalez, op.cit., 364-365.
[17] Cf. Ibid., 341 et 474.
[18] Cf. Catéchèse sur la théologie du corps, n° 15, 1 du 16 Janvier 1980.
[19] Cf. O. Velez – P. Gutierrez, « El descubrimiento del cuerpo recibido: la votación al amor »: Hombre y mujer los creó 17 (2013), 3; (www.jp2madrid.org).
[20] J. J. Perez-Soba, El amor: introducción a un misterio (BAC, Madrid 2011) 149-153: «…el amor primero del hombre, el que le constituye radicalmente humano es un amor filial…»
[21] Catéchèse sur la théologie du corps, n°15, 1c du 16 janvier 1980).
[22] « Le corps accomplit une action prophétique, c’est-à-dire qu’il parle au nom de Dieu et avec autorité divine quand il parle le langage du don sponsal de soi dans le cadre du consentement et de la consommation du mariage qui constituent ensemble le signe sacramentel du mariage». Cf. Cat. 104,1; 105,1-2; 106,1-3 ; 123,2.
[23] Cf. Catéchèse sur la théologie du corps, n° 13, 4 du 02 Janvier 1980; 14, 4 du 09 Janvier 1980.
[24] Catéchèse sur la théologie du corps, n° 21, 3 du 12 mars 1980.
[25] Cf. J. J. Perez-Soba, El amor: introducción a un misterio (BAC, Madrid 2011) 153: «…el amor filial es un punto firme en la existencia del hombre, pero no explica adecuatemente su libertad en cuanto finalizada. El hombre no agota su experiencia humana en “ser hijo”, sino que es un horizonte primero que dispone a una vida grande. »
[26] Cf. R.M. Gonzalez, op.cit., 367-368.
[27] Ibid. 368, citant J. J. Perez-Soba, “Vita personale: fra il dono e la donazione”, en: Congresso Internazionale “Lo splendore della vita: Vangelo, Scienzia de Etica”. Prospettive della Bioetica a dieci anni da Evangelium Vitae. Roma 17-19 novembre 2005 (18-XI-05), 140.
[28] Cf. Conseil Pontifical Pour La Famille, Vérité et signification de la sexualité humaine: des orientations pour l’éducation en famille (08 décembre 1995) 3.
[29] Catéchèse sur la théologie du corps, n° 22, 5-7 du 26 mars 1980 ; 23,5 du 2 avril 1980.
[30] Catéchèse sur la théologie du corps, n° 23,5 du 2 avril 1980.
[31] Catéchèse sur la théologie du corps, n° 21,2 du 12 mars 1980.
[32] Ibid., 4.
[33] Cf. J.J. Perez-Soba, “Vita personale: fra il dono e la donazione”, en CONGRESSO INTERNAZIONALE, “Lo splendore della vita: Vangelo, Scienzia ed Etica”. Prospettive della Bioetica a dieci anni da Evangelium Vitae. Roma 17-19 novembre 2005 (18-XI-05), 140.
[34] FC 11.
[35] E. J. Sanchez Lopez – Ma G. M. Chacón, « De la soledad a la comunión. El matrimonio y la familia como camino del hombre »: Hombre y mujer los creó, nº 9 (2010) 5.
[36] Cf. Ibid, 5-6.
[37] Jean-Paul II, L’Exhortation Apostolique Familiaris Consortio 18.
[38] Cf. R.M. Gonzalez, op.cit., 370.
[39] Cf. Ibid., 469.
[40] Cf. Ibid., 368-369.
[41] Cf. Ibid., 369.
[42] Redemptor hominis, 10.
[43] Cf. R.M. Gonzalez, op.cit., 474.
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